Solitude

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Si vous deviez emporter 5 objets sur une île déserte, que choisiriez-vous ?
S’il ne vous restait que quelques mois à vivre, que feriez-vous ?

Matthias a dû répondre à ces deux questions le mois dernier, lorsque son oncologue lui a annoncé que ses migraines terribles étaient provoquées par une tumeur cérébrale mal placée, inopérable. Il était toujours possible d’essayer un traitement agressif, mais au mieux ça lui permettrait de gagner quelques mois. Au pire, les effets secondaires du traitement le cloueraient à un lit d’hôpital pour le peu de temps qu’il lui restait.

Matthias est un chef d’entreprise qui a réussi. À 45 ans, il est assis sur un confortable patrimoine. Il a la vie dont il rêvait et dont rêvait ses parents pour lui, à quelques détails près.

Sa vie privée est plutôt ratée. Il s’est marié sur le tard avec Julia, rencontrée dans un congrès de chefs d’entreprise. Mais au bout de quelques années, l’évidence s’est imposée à ce couple : chacun est pleinement tourné vers la réussite de son entreprise. Finalement, Julia était partie s’installer en Chine pour piloter l’implantation de son entreprise dans l’Empire du Milieu. Matthias, qui n’ambitionnait pas de conquérir ce territoire, l’avait laissé partir sans regrets.

Il était donc célibataire, sans enfants, travaillant 70 heures par semaine, voyageant à travers l’Europe.

Quand il avait su que sa vie s’arrêterait de façon précoce, il avait hésité à rappeler son ex-femme. La peur de mourir seul l’avait soudain étouffé. Mais lui qui s’était toujours affiché comme un winner et un bosseur forcené n’avait pas envie de se montrer dans un tel état de faiblesse. Après mûre réflexion, il décida de ne rien lui dire.

À la question, “S’il ne vous restait que quelques mois à vivre, que feriez-vous ?”, il avait du mal à répondre. À la question, “que devait-il faire ?”, la réponse était assez évidente. Organiser la succession dans ses entreprises, gérer la transmission de son patrimoine au peu de famille qu’il avait, mettre en ordre sa vie de chef d’entreprise.

Mais à la question, “qu’avait-il vraiment envie de faire, pour lui ?”, la réponse était flou. Lui, qui avait dédié sa vie à son travail, se retrouvait au pied du mur.

Pour ses 40 ans, il s’était offert un cadeau extravagant qui lui avait coûté beaucoup d’argent. Il s’était offert une île déserte au large de l’Australie. Un caillou de quelques kilomètres carrés avec une plage de sable blanc, des palmiers et des oiseaux locaux. Mais il ne s’y était jamais rendu. Après tout, pourquoi ferait-il une chose pareille ? Une île déserte, sans aucun confort et loin de tout… Ça l’amusait juste de faire partie des hommes possédant une île déserte privée. De toute façon, il n’avait pas le temps. Les dernières vacances qu’il avait prises dataient de sa vie étudiante, avant qu’il se lance dans l’entrepreneuriat.

Mais aujourd’hui, cette idée ne lui semblait pas si saugrenue que ça. Avec quelques aménagements, il pourrait profiter de ce petit coin de paradis unique avant de quitter ce monde.

Après avoir bien réfléchi, il prit ses dispositions sur le plan professionnel, rencontra les notaires, les avocats. Expliquer la vérité avait été une terrible épreuve. Il garderait jusqu’à la fin, gravé dans sa mémoire, les regards pleins de pitié de ses collègues.

Ensuite, il avait pris contact avec une entreprise australienne et l’avait mandatée pour construire un petit bungalow sur son caillou et l’aménager pour y vivre seul pendant 3 mois : réserves d’eau et de nourriture, quelques médicaments de base…

Il ne restait plus que la date du départ à fixer. Et une autre question s’est posée. Devait-il appeler ses proches, son père, ses amis ? À cette question, il avait répondu non, pour les mêmes raisons pour lesquelles il n’avait pas appelé son ex-femme.

À la place, il avait écrit de longues lettres qu’il avait confié à son assistance avec ordre de ne les faire partir que dans 2 mois.

À la question “Si vous deviez emporter 5 objets sur une île déserte, que choisiriez-vous ?”, il devait maintenant trouver une réponse. En manque d’inspiration, il avait retourné son vaste appartement parisien. Il avait finalement choisi une vieille photo de ses parents, son diplôme de l’école de commerce, son livre préféré, un carnet de notes et un lot de stylos.

C’était là tout ce qui résumait sa vie, ce qu’il avait été : un fils, un entrepreneur.

Le jour de son départ avait été difficile. D’une certaine manière, c’était un aveu du fait qu’il allait mourir, que tout était perdu, qu’il abandonnait la partie.

 

2

Une fois dans l’avion, il passa son temps à refaire le film de sa vie, l’heure du bilan étant venue plus tôt que prévu. Terrassé par ces questions existentielles, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Arrivé sur les terres australiennes, il prit un bateau pour se rendre sur son île privée. Il profitait de l’air frais et des dauphins qui nageaient autour de lui.

Il pu constater en accostant que l’entreprise avait fait du bon boulot avec son bungalow. Il partit s’installer dans ce qui serait sa dernière demeure.

Les jours ont commencé à défiler. Au début, c’était un choc de ne plus lire l’actualité économique, de ne plus aller au travail. Puis ce fut une sorte de libération.

Pour tromper la solitude, il se mit à rédiger ses mémoires et raconter le temps qui passe. Peut-être qu’un jour quelqu’un trouverait ce carnet et lirait les aventures de ce Robinson Crusoé des temps modernes. Il profitait de longs bains de soleil, fermant les yeux pour sentir les vents lui caresser la peau.

Une certaine routine s’était mise en place dans son quotidien. Il gérait ses réserves de vivre, marchait, se baignait, écrivait son journal. Dans un lieu où il était à la fois tout-puissant et totalement impuissant, sa vie était en train de prendre un nouveau sens.

À ce moment-là, il se dit que si son sort n’était pas déjà scellé, il aurait été temps de changer de vie. Après réflexion, tenir un petit commerce proche des gens, dans un petit village aurait été une bonne reconversion.

Malgré tout, il ne regrettait pas sa vie ni ses choix. Il regrettait juste de ne pas avoir la possibilité de changer, d’écrire une autre page de sa vie.

Au bout de 2 mois, il sentit son état de santé se dégrader. Ses migraines devenaient insupportables et il commençait à souffrir de pertes d’équilibre.

Même dans ce bout de paradis perdu à l’autre bout du monde où il avait entretenu l’espoir secret qu’une autre fin était possible, la tumeur était en train de ronger son cerveau. Bientôt, il ne pourrait plus marcher. Puis son corps entier cesserait de fonctionner.

Allongé sur la plage, il repensa encore à sa famille, à ceux qu’il avait aimés, à cette île. Il ne lui restait plus qu’à attendre la fin, le regard perdu dans l’horizon.

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