La rencontre inattendue

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18 heures. La journée est enfin terminée. Un monsieur lui a passé un savon parce que son prêt lui a été refusé. Une jeune femme un peu trop dépensière a demandé un découvert autorisé plus important. Des visages et des vies ont défilé comme ça toute la journée.
Une routine quotidienne, un échantillon représentatif de la société française.

Becky aurait rêvé d’être artiste, menant une vie de bohème loin de son quotidien. Mais voilà, la vie en a décidé autrement. À un moment donné, il faut bien faire le deuil de ce que l’on n’est pas, pour espérer profiter de ce que l’on est.

Le téléphone sonne :

– Salut Becky, c’est Mila ! On a décidé de se faire un resto ce soir avec Théo et Max. Tu viens ? On a choisi la pizzeria près du Capitole.

– Ah, j’aurais bien aimé mais je sors juste du boulot et je suis crevée. Je vais me coucher tôt.

– Mince ! On comptait sur toi. Tant pis, on se fait un bar mardi prochain. Promets-moi que tu viendras !

– Oui, c’est promis.

Mila, Théo et Max sont des copains de l’école de commerce. Le restaurant fait partie de ces rituels immuables qui perdurent depuis près de 10 ans.

Elle aime y aller de temps en temps pour se rappeler ses années étudiantes, se souvenir de ce qu’ils étaient à l’époque. Mais pas ce soir.  Ce soir, elle a un billet pour aller voir un quatuor de Jazz en vogue dans une petite salle de Toulouse.

Le mois dernier, elle s’est offert une représentation de La Traviata au Théâtre du Capitole. Un moment magique dont elle se souviendra longtemps.

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Deuxième semaine sur la route pour Baptiste et son Jazz Band. Le violoncelle, c’est toute sa vie. Il joue depuis qu’il est tout petit et à 25 ans, après une école de journalisme ratée, il a commencé à jouer dans des groupes. Orchestre de chambre, quatuor de cordes, jazz band.

Baptiste est doué pour la musique, ce qui lui a ouvert des portes et apporté une certaine notoriété dans le milieu. Il lui arrive de plus en plus souvent de recevoir un mail ou un coup de fil d’un groupe qui lui propose une place.

Le Big Time Jazz Band l’avait contacté comme ça. Un des Jazz Band les plus en vue du milieu. Après deux albums, il se produisait partout en Europe. C’était bien payé et l’idée de voir du pays ne laissait pas Baptiste indifférent. Quelque part, c’était la vie de rock star dont il rêvait quand il avait 10 ans.

Ce soir, le Big Time Jazz Band pose ses instruments à Toulouse pour deux concerts. La ville rose, terre de tant de musiciens célèbres. Peut-être auront-ils le temps de se promener au hasard dans le cœur historique de la ville.

En attendant, il faut se préparer. 19 heures, les billets sont tous vendus, la salle va être pleine.

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Becky arrive enfin devant la salle assez tôt pour avoir une bonne place. Elle a foncé directement après le boulot en mangeant la banane qu’elle avait prévu dans son sac.

La musique fait partie de son univers, de son jardin secret. Ces sorties lui permettent de s’évader, de trouver une sorte de paix intérieure, de recharger les batteries.

Ça a commencé il y a 6 mois quand Fabien l’avait brutalement quitté. Un texto et la clé dans la boîte aux lettres après 6 ans de vie commune. La douche froide puis le néant.

Elle errait dans les rues, vidée, quand elle était tombée sur un violoniste qui jouait.

Ce n’était pas un virtuose, loin de là, mais ses notes, sa manière de jouer l’avait touchée et durant quelques minutes, sa peine s’était apaisée.

Comme une sorte de drogue, elle s’était mise à fréquenter les salles de concert et à aller voir les diffusions des grands opéras au cinéma. Pour son anniversaire, elle s’était même payé une place pour la Traviata au Théâtre du Capitole. Plusieurs mois d’économies qu’elle ne regrettait pas.

La voilà devant cette salle pour voir le Big Time Jazz Band. Les forums sur internet ne parlaient que de ce groupe et du talent de ses musiciens. À 10 euros la place, ça ne valait pas le coup de se priver. C’était toujours mieux que les sorties avec ses vieux potes qui, en voulant l’aider, la ramenait toujours à sa rupture amoureuse : “Tu vas voir, tu vas trouver mieux que ce connard !”

Les portes s’ouvrent. Elle file comme une fusée s’installer sur la droite de la scène. Sa place attitrée dans cette salle, l’endroit qui offre un beau panorama sur toute la scène.

Les artistes arrivent sur scène puis les premières notes. Le groupe fait honneur à sa réputation. Du grand jazz. Becky fixe tour à tour les musiciens, observe leurs doigts courir sur les instruments, leur regard perdu dans la foule.

Puis soudain…

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Baptiste s’isole un moment dans sa loge avant de retrouver ses camarades de scène. C’est un moment qui lui appartient, où il rentre dans sa bulle. Il repense à sa carrière, à ses choix de vie. La route, les concerts, les rencarts parfois faciles, payer un loyer pour un appartement où il vit 3 mois par an. Pas de vie de famille, de femme. Difficile d’entretenir une relation sentimentale quand vous n’êtes jamais au même endroit.

Il y a 8 ans, quand il a commencé à faire des tournées, l’ivresse de cette nouvelle vie l’emportait totalement.

Depuis quelques mois, la solitude le gagne. Peut-être le fait d’avoir encore changé de groupe pour intégrer le Big Time Jazz Band.

Plus le temps passe, plus les questions affluent dans son esprit. La gueule de bois après l’ivresse.

Mais fini l’introspection. Il est temps de rejoindre les autres pour monter sur scène. Un cri de guerre et c’est parti. Tout le monde connaît sa partition et ce qu’il a à faire.

Premier morceau. Super ambiance dans le public. Deuxième morceau, Baptiste laisse son regard vagabonder sur les premiers rangs du public. Un grand gaillard avec unT-shirt du groupe, un monsieur d’une soixantaine d’année, puis une jeune femme.
Il l’observe tant qu’il peut, lui dans la lumière et elle dans l’obscurité. Son regard est doux et son visage semble dégager une certaine tristesse. On dirait qu’elle est venue seule.

Troisième morceau, quatrième morceau. Baptiste se rend compte qu’il ne peut plus détacher son regard de cette jeune femme énigmatique qui semble le regarder en retour.

Onzième morceau, fin du concert. C’était sans aucun doute le concert le plus étrange qu’il ait fait, accroché pendant 55 minutes au regard d’une inconnue. À chaque fois qu’il essayait de s’en détacher, il était irrémédiablement attiré, sans comprendre pourquoi.

Il quitte la scène en sachant que ce regard va le hanter encore longtemps.

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Becky sort de la salle avec la sensation étrange d’avoir vécu quelque chose de particulier. Elle s’est perdue dans le regard de ce violoncelliste à tel point qu’elle ne se souvient déjà plus des titres qui ont été joué. Seule une image flotte dans sa tête.
Il est déjà tant de rentrer. Même s’il n’y a plus de bouchons sur la rocade, il faut quand même 20 minutes de route pour rentrer à l’appartement plus le temps de prendre une douche et de se mettre au lit. Ce n’est pas ce soir qu’elle va se coucher tôt. Adieu les résolutions de début d’année : “ne pas se coucher au-delà de 23 heures dans la semaine”.

Après une nuit agitée, les obligations professionnelles reprennent le dessus. Conseiller les clients, toujours les mêmes, vendre des prêts… La vie d’une conseillère bancaire d’aujourd’hui. Comme elle a peu dormi, la fatigue se fait sentir assez tôt dans la journée. Ce soir c’est sûr, pas de folie, au lit tôt.

16 heures. La sonnerie du téléphone résonne, annonçant une notification de réseaux sociaux. “Après l’énorme succès du concert d’hier, le Big Time Jazz Band offre un dernier concert improvisé sur la place du Capitole. Entrée gratuite.”

En lisant ces mots, Becky a tout à coup le souffle coupé. Le temps vient de s’arrêter.

Doit-elle aller à ce concert pour revoir cet étrange violoncelliste dont le souvenir ne l’a pas quitté de la journée ?

La réponse lui tombe comme une évidence. Elle ira à ce concert. En plus, elle n’est pas très loin du Capitole en métro, pas comme la salle hier soir.

La journée passe au ralenti. À 17h30, elle range ses affaires, éteint son PC et quitte son bureau, direction son appartement. Elle prend une douche, se change et mange quelque chose devant la télé en attendant l’heure annoncée du concert.

19 heures. Elle met ses chaussures et file. Le concert est en accès libre sur la grande Place du Capitole et elle ne veut pas se retrouver au fin fond de la place. Arriver 1 heure avant devrait lui garantir de ne pas être trop loin des musiciens.

En arrivant sur place, elle constate avec une certaine joie qu’il y a des places libres au 2ème rang, avec une vue dégagée sur la scène. Elle s’assoit, il ne reste plus qu’à attendre.

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Baptiste est tombé comme une masse dans son lit à l’hôtel. Il a dormi 9 heures d’affilée. C’est ce qu’il y a de pratique quand on reste plusieurs jours dans la même ville, on peut se reposer. Pas besoin de dormir dans le bus avec un confort des plus sommaire pour arriver à la ville suivante le lendemain. Il a eu beau dormir d’un sommeil sans rêves, une drôle de sensation l’habite à son réveil. Il repense à cette jeune femme qui a croisé son regard la veille, à la tristesse qui se dégageait de son sourire, à son étrange aura.

Il est déjà temps de partir pour répéter avec le groupe.

1h30 plus tard, Baptiste remonte dans sa chambre et regarde son téléphone. Réseaux sociaux, mails. Ah tiens, un mail du Conservatoire Royal de Bruxelle.

Cher Monsieur,

Je me permets de vous contacter car nous recherchons des enseignants pour la prochaine rentrée et nous aimerions vous compter parmi les enseignants de notre département Jazz. Votre travail est reconnu depuis de nombreuses années et nous pensons que vous pourriez apporter quelque chose d’unique à nos étudiants.

Aussi aimerions-nous vous rencontrer pour échanger sur les différents projets que nous avons pour le département Jazz et auxquels vous pourriez participer.

Je vous laisse mes coordonnées,

Respectueusement,
Monsieur le Directeur du Conservatoire Royal de Bruxelles

Ça pour une surprise… Il avait déjà reçu des propositions de poste mais jamais d’une école aussi prestigieuse. Ça serait un vrai changement de vie. Quitter la France, quitter le Big Time Jazz Band, laisser de côté les tournées. Même si la Belgique n’est pas le bout du monde, il n’y a jamais mis les pieds, et le peu de famille qu’il a vit sur la côte méditerranéenne.
Déjà qu’il ne les voyait pas beaucoup jusqu’à présent, ça ne va pas s’améliorer s’il va vivre à 1000 bornes de là.

Toutes ces informations et ces questions tournent dans sa tête au point de lui donner mal au crâne. Il s’allonge sur son lit et tente, tant bien que mal, de faire le vide dans sa tête puis s’endort sans s’en rendre compte.

1 heure plus tard, ses camarades du groupe tambourinent à sa porte. Il faut se dépêcher d’avaler un morceau avant de monter sur scène.

Et c’est parti pour un autre show !

7

Becky est assise depuis plus d’une heure quand le Big Time Jazz Band entre sur scène.

Elle retrouve avec bonheur les rythmes et les morceaux qu’elle avait aimé la veille. C’est décidément un excellent groupe de jazz qui n’a pas usurpé sa réputation.

Et de nouveau, ce violoncelliste dont elle ne sait rien, même pas le nom. Elle aurait pu aller sur le site internet du groupe regarder les noms de ses membres. Elle n’y a pas pensé mais se met un pense-bête pour le faire en rentrant.

Et de nouveau, leur regard se croise, caressant les âmes dans un moment plein de poésie et de douceur. Becky et Baptiste partagent la même bulle, le temps du concert, le temps d’un souffle, d’un regard.

Le mystère qui les entoure rend cette rencontre inattendue plus savoureuse encore. Puis une certaine passion naît dans leur regard.

Le temps file autour de Becky et Baptiste mais ne les atteint pas. Et pourtant au bout d’une heure d’un concert fou, la musique s’arrête. Au moment où les musiciens quittent la scène, chacun sait qu’il a vécu un moment unique, une parenthèse dans une vie pleine de doutes et de questions.